IMPRÉVISIBLE

Petit éloge du « convivialisme »












Par Patrick Tudoret


Voici que le convivialisme (du latin cum vivere : vivre ensemble), qui n’est certes pas le plus poétique des néologismes, semble porteur d’une nouvelle espérance. N’est-ce pas Renan qui définissait la Nation comme un plébiscite chaque jour renouvelé, le choix affirmé chaque matin du fameux « vivre ensemble » ? Sait-on, en revanche, que l’on doit le vocable convivialité au gastronome Brillat-Savarin qui, dans son célèbre bréviaire Physiologie du goût, paru en 1825, désigna ainsi la joie de vivre ensemble, l’aptitude à tisser les liens d’une vraie sociabilité, à commencer par une tablée de gourmets partageant le goût des bonnes choses ? Heureux concept repris par Ivan Illich dans son livre Tools for conviviality. Tout cela est bien beau, mais – nous disent Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret, auteurs d’un récent livre-manifeste* –, cette grande question, agitée par la philosophie politique, du « comment vivre ensemble ? » n’a jamais été vraiment traitée (même par John Rawls lui-même, dans sa fameuse « théorie de la justice »), qu’à l’aune utilitariste de l’homo economicus. Joli vice de fond pour une interrogation pourtant essentielle : au nom de quoi – c’est ce qu’ont pourtant fait nos « bonnes » vieilles idéologies –, réduirait-on l’animal humain à sa part économique, uniquement régie par la raison utilitaire, tandis que, comme l’enseignait déjà Marcel Mauss, dans son Essai su le don, la première de ses quêtes sera toujours la reconnaissance ?

Aux « trente glorieuses », qui virent s’épanouir l’ère du capitalisme industriel, d’autres années ont succédé, celles d’une financiarisation du monde devenue incontrôlable et animée d’une foi naïve dans la croissance infinie, moteur mystique de nos petites destinées. Mais voilà que les chocs pétroliers d’abord, les crises financières ensuite, enfin, la prise de conscience écologique d’un inéluctable épuisement des ressources planétaires, nous obligent à ouvrir les yeux. Voilà même que l’anthropologie, cette science lente mais obstinée, réaffirme enfin sa primauté. L’homme, disent Alain Caillé et ses co-auteurs n’est non seulement pas réductible à son versant economicus, mais se constitue par sa « socialité primaire » irriguée par le principe de reconnaissance, c’est-à-dire la triple obligation de donner, recevoir et de rendre ; le « défi du don » qui, comme le disait Mauss avec ironie, permet aux hommes de « s’opposer sans se massacrer »… Ambitieux programme, s’il en est ! Ainsi, inventer un nouveau modèle démocratique capable de rompre avec l’illusion mortifère d’un enrichissement à l’infini pour tous, semble bien être la nouvelle voie. Les rapports foisonnent, rappelant l’urgence qu’il y aurait à réformer notre manière de vivre, de dilapider les ressources de cette pauvre planète, scène d’opéra bouffe, soumise à nos caprices et à nos folies… Les Anciens étaient sages, qui se méfiaient à l’extrême de l’hybris (la démesure), propre à briser les destins les plus affermis… comme celui de l’espèce humaine. Et c’est tout l’honneur de ces premiers et brillants apôtres du « convivialisme » que de nous le rappeler avec force.
Patrick Tudoret

Patrick Tudoret est écrivain, consultant et coach. Il est l’auteur d’une douzaine de livres publiés notamment aux Éditions de La Table Ronde. L’écrivain sacrifié, Vie et mort de l’émission littéraire (INA/Le Bord de l’Eau) lui a valu, en 2009, le Grand Prix de la Critique et le Prix de l’essai Charles Oulmont de la Fondation de France et son Dictionnaire du pays bigouden (Editions Le Télégramme) est paru en 2010.


* De la convivialité, dialogues sur la société conviviale à venir, de Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret (Editions La Découverte).