IMPRÉVISIBLE

Le secteur de l’intérêt général est-il soluble dans la crise ?

Hervé Garrault est consultant, fondateur du cabinet Garrault & Robine, créé en 1999 et spécialisé dans le conseil en stratégie et développement du secteur de l’intérêt général. Il est aussi le cofondateur de l’Association pour le développement du management associatif, qui propose un cycle de formation à Mines ParisTech. Il est l’auteur de Communication et marketing des associations, Juris éditions-Dalloz, 2008.


On s’inquiète aujourd’hui beaucoup pour le secteur associatif. Le désengagement de l’État en période d’austérité budgétaire et la crise systémique qui secoue le monde entier font peser des menaces sur beaucoup d’acteurs. Il y a quelques raisons, pas seulement financières, d’être pessimistes. Mais il en existe aussi qui incitent à l’optimisme. Ne serait-ce que parce que les associations d’intérêt général, par la nature de leur modèle économique, sont un formidable laboratoire d’innovation sociale.

L’intérêt général est un sujet à la mode. Tant mieux. Il est porté en France, comme presque partout, par les différentes composantes de l’économie : les pouvoirs publics, par définition ; les entreprises, par leur contribution à la richesse nationale ; le secteur associatif, par vocation. Ce tiers secteur pèse d’un poids croissant dans la société en raison des enjeux qu’il porte et dans l’économie. La véritable explosion des associations remonte au milieu des années soixante-dix. À cette époque la crise énergétique mondiale a mis fin aux Trente Glorieuses, le chômage s’installe et, avec lui, son cortège de difficultés sociales. Les besoins d’accompagnement, de soutien, d’assistance, de prise en charge des fragilités et des précarités s’accroissent. De quelques milliers on passe brutalement à 30 000 associations nouvelles qui se créent chaque année. Le rythme va progresser régulièrement pour atteindre 65 000 à 73 000 créations d’associations par an au cours des dix dernières années. Aujourd’hui on estime à 1,2 million le nombre des associations actives en France, dont les trois quarts défendraient l’intérêt général (par opposition aux associations se préoccupant strictement de l’intérêt de leurs seuls membres). Le secteur représente un budget global de plus de 60 milliards d’euros. Si on lui ajoute la valorisation financière des 14 millions de bénévoles qui s’impliquent de façon régulière ou occasionnelle dans une association, le chiffre atteint 85 milliards d’euros, soit plus de 4 % de valeur ajoutée au PIB national. Le monde des associations emploie presque deux millions de salariés, ce qui en fait le premier employeur privé de notre pays.

Certains observateurs se sont émus d’un certain ralentissement observé récemment. Dans la dernière livraison d’octobre 2011 de son étude annuelle « La France associative en mouvement », l'association Recherches & Solidarités révèle que le nombre de créations d’associations est repassé sous la barre des 70 000 en 2009-2010. De la même façon les créations d'emplois piétinent : au dernier trimestre 2010 et aux deux premiers trimestres 2011, le nombre des salariés est en baisse continue, soit en cumul 26 000 emplois perdus depuis l'été 2010. Déjà on sonne le glas. On annonce ici et là la spirale négative d’une crise inéluctable après tant d’années de croissance. La réorganisation de l’allocation des ressources publiques engagée depuis quelques années avec la mise en œuvre de la LOLF, la révision générale des politiques publiques, les transferts de certaines compétences de l’État vers les collectivités territoriales avaient déjà redistribué les cartes. La crise de la dette qui nous frappe aujourd’hui ne va pas rendre les pouvoirs publics plus dépensiers. Or les financements publics comptent pour presque la moitié du budget global des associations (et pour plus de la moitié si on ne tient compte que des associations d’intérêt général). Dans cette période difficile, on craint que les particuliers, les philanthropes et les entreprises n’aient pas les moyens d’être très généreux. Déjà, entre 2009 et 2010, le montant annuel du mécénat et du partenariat des entreprises s’est effondré, passant de 2,5 à 2 milliards d’euros. Même si c’est le milieu de la culture qui a essentiellement absorbé cette baisse, on se demande de quoi sera fait l’avenir pour l’ensemble du secteur.

Les responsables associatifs s’inquiètent. Ils ont raison de le faire. Pourtant il n’est pas certain qu’il faille voir dans ces chiffres à la baisse le signal d’une tendance continue. Au moins faut-il s’appuyer sur le fait que le secteur de l’intérêt général a quelques arguments pour résister. Dans son dernier ouvrage publié en septembre 2011 (Sommes-nous vraiment prêts à changer ? Le social au cœur de l’économie, éditions Les Liens qui Libèrent), le sociologue Roger Sue évoque la crise et cette inversion des tendances dans le nombre des créations d'association, dans l’emploi associatif et dans les financements publics. Il rappelle que nous sommes entrés dans l’ère de l’économie de l’immatériel, de la connaissance ou, pour le dire autrement, dans celle de l’économie de l'homme. Aujourd’hui la croissance repose essentiellement sur des questions sociales : la santé, l’action sociale, l’éducation. Selon lui la société civile doit se mobiliser pour promouvoir l’économie sociale et solidaire. Elle doit intégrer le fait qu’on est en train de passer d’un service public qui tombe d’en haut à l'intérêt général, c’est-à-dire au bien commun. Sue affirme que nous n'avons pas les moyens de répondre aux besoins du bien commun avec les moyens traditionnels de l'économie classique. Il est nécessaire de mettre en action un nouveau capital humain avec des compétences de savoir-faire et de savoir-être, en travaillant sur l'empowerment. L’indignation d’aujourd’hui, avec la crise majeure qui nous menace, doit se transformer dans l’engagement dans le mouvement associatif.

Fort bien mais cela ne suffira pas. Qu’on le veuille ou non, la solution ne viendra pas du seul dialogue, fût-il efficace, entre la société civile et l’État. Tous les acteurs de l’économie doivent comprendre l’impérieuse nécessité de participer ensemble à la gestion de l’intérêt général. Celui-ci ne doit plus être l’apanage de grands mouvements humanistes au fonctionnement suranné et de pouvoirs publics sous-traitant paresseusement leurs prérogatives. Le monde associatif se transforme aujourd’hui de façon majeure. Déjà le regard qu’on lui porte se modifie. Il est plus attractif qu’hier. Les jeunes, diplômés des universités et des grandes écoles ou sans formation longue, sont de plus en plus nombreux à vouloir y passer au moins une partie de leur vie professionnelle. L’expérience associative est une valeur à la hausse dans un CV. Les entreprises s’intéressent à des profils qui justifient d’un engagement dans une ONG ou d’une capacité à gérer des situations complexes, telles qu’on peut en rencontrer dans des structures qui disposent de moyens contraints et qui rassemblent des personnes différentes (comme des bénévoles qui coopèrent avec des salariés, par exemple). Les compétences managériales des dirigeants associatifs sont en train de progresser. Qu’il s’agisse des dirigeants bénévoles (les membres des conseils d’administration) ou des dirigeants salariés (les membres des comités de direction), on comprend que les responsabilités et les enjeux d’aujourd’hui exigent des profils de haut niveau, pour être capables de les assumer. Il reste du chemin à parcourir, notamment en raison du vieillissement des générations. Les administrateurs d’association sont encore des seniors et il faudra les remplacer et rajeunir les conseils. Comme tous les baby-boomers, beaucoup de responsables salariés, souvent issus du rang et promus à des fonctions de direction, vont bientôt partir à la retraite et on devra leur trouver des successeurs. Tous ces dirigeants devront montrer leur capacité à gérer des projets complexes et des formations adaptées devront leur être accessibles. Globalement les différents acteurs engagés dans la gestion de l’intérêt général vont devoir comprendre qu’il ne suffit plus aujourd’hui de consacrer des moyens aux actions concrètes de terrain. Il faut accepter de financer aussi la réflexion stratégique, l’accroissement des capacités et la gestion des fonctions supports dans les organisations sans but lucratif. Il faut que les donateurs, les philanthropes et les entreprises comprennent que l’argent qu’ils donnent ne doit pas être visible seulement au bout de la chaîne, là où sont les bénéficiaires finals.

Qu’ont-ils à y gagner, ces généreux mécènes ? La réponse est : un changement de paradigme, qui fera entrer le monde associatif et, plus généralement, le secteur de l’intérêt général, dans le troisième millénaire. Mal préparées à affronter les enjeux stratégiques et économiques qui leur sont proposés, des associations vont disparaître. D’autres vont résister en adaptant leur modèle, en le faisant évoluer, en coopérant, en mutualisant, en fusionnant. De nouveaux projets vont naître sous des formes différentes. De petites associations très innovantes, à l’image des start-ups, vont apparaître pour explorer des solutions nouvelles qui seront reprises par d’autres. Des statuts juridiques et économiques divers vont cohabiter. On verra de plus en plus d’entreprises sociales. Au-delà du secteur strict des organisations sans but lucratif, on verra se développer aussi le social business avec des entreprises associant objectifs humanitaires et recherche de profit.

Le modèle économique des associations ne leur permet pas de consacrer des moyens suffisants à la recherche et au développement comme le font les entreprises classiques. Elles sont en revanche capables de mener des expérimentations sur des terrains particuliers. Les bénévoles par exemple, on l’a évoqué plus haut, comptent pour plus de 30 % de la valeur ajoutée par les associations. Grâce à leur engagement (et au million d’équivalents temps plein qu’ils représentent), ils permettent à des milliers d’organisations d’être de véritables laboratoires d’expérimentation et d’innovation sociale dans des domaines comme l’aide à la personne, la prise en charge des handicaps, l’éducation, la culture et bien d’autres. Les entreprises dont l’objectif principal est la recherche de profit ne sont pas conçues ni structurées pour conduire des approches comparables qui pourtant peuvent leur être utiles. Il est temps pour elles d’imaginer de mettre en place des partenariats dynamiques et de permettre l’éclosion de projets nouveaux. Par définition le bien commun est l’affaire de tous. Nul ne pourra demain s’abstenir de participer à la gestion de l’intérêt général.