IMPRÉVISIBLE

La parole impuissante ?

Xavier Delacroix, "La parole impuissante ?"
(Extrait 2)

La fin
La deuxième piste de réflexion nous fait passer du circulaire au linéaire. Dans les lignes qui précèdent nous étions sur la base d’un système qui, consubstantiellement et depuis l’origine, serait homogène, fini, représentable sous la forme d’une sphère avec un cœur autonome. L’activité de débat/dialogue y serait périphérique, comme satellisée de toute façon par un ensemble qui n’en aurait pas besoin et aurait inventé la parole pour mieux se concentrer sur la pure reproduction et laisser accroire qu’il pouvait dévier de sa trajectoire.

Ici nous partons sur une vision non déterministe où le temps aurait joué un élément décisif.
L’impotence du discours, l’incapacité du débat à n’être autre chose qu’une écume, une agitation sans conséquence tiendrait en réalité au fait que le déploiement du temps a donné aujourd’hui à ce fameux « système » une autonomie dont il était dépourvu il y encore quelques années.
La linéarité du fil historique s’imposerait, pour dire simplement qu’il y a chronologie et non perpétuel recommencement ou éternel surplace, il y a un début et une fin, et cette fin est récente. Elle est associée à l’extension sur l’ensemble de la planète d’un système économique dit « économie de marché » qui a « emporté le morceau » pour la plus grande joie de certains, la tristesse ou la résignation d’autres, que ce système imprègne notre terre ronde.
«Le temps du monde fini commence » écrivait Valery en se référant à la fin des inconnus géographiques de notre planète et à la montée parallèle des techniques de télécommunication écrasant les distances. Pour autant le système politique et social faisait l’objet de débats véhéments, de critiques farouches. Dans la ligne incandescente de ce qu’avait connu le XIXe siècle, la parole apparaissait comme l’avant-garde des changements, les nécessaires premiers pas vers le mouvement ; le débat pour confronter, pour basculer, pour transformer.
C’est cette histoire-là qui aurait passé la ligne, fini sa course. Terminé. La terre est ronde, les hôtels se ressemblent, les envies aussi. Désormais la finitude s’appliquerait également à cette histoire-là.
De révolutions en évolutions de plus en plus essoufflées, l’économisation de la planète - au sens de sa dépendance à l’économie -, l’homogénéisation des aspirations de ses habitants aurait atteint une forme de terme, comme disent les gynécologues-accoucheurs. Certes, la science et la technique apporteront les changements qui donneront au monde couleurs et formes « nouvelles », mais en réalité si l’Homme n’a pas avancé d’un angström en ce qui concerne les questions de fond (« qu’est-ce que je fais là ?», « pourquoi ? »), il a terminé son tour de piste sur les questions de forme. La messe est dite, l’individu serait ontologiquement helvético-warholien : il aspire à une calme prospérité dans un cadre apaisé et fiscalement homogène, accessoirement troublé par un quart d’heure de notoriété ayant pour principale vertu de susciter l’ire jalouse des semblables susmentionnés.
Certes, tout le monde n’a pas franchi cette ligne, le paysan du Kerala ou l’habitant de la banlieue de Chisinau est encore loin du compte. En revanche, ils savent quel est le point à atteindre, ce vers quoi ils doivent tendre pour profiter de cette forme d’arrêt du temps. Cette ligne d’arrivée ne paraît plus contestée. À l’issue d’un lent déploiement où les soubresauts historiques n’ont pas manqué, l’organisation humaine aurait achevé sa mue darwinienne et, attendant la prochaine météorite, une nouvelle glaciation ou un virus mutant sorti des entrailles d’une volaille annamite, il conviendrait donc de « faire avec ». Cette fin déployée est telle une fleur ou un papillon qui aurait atteint la maturité depuis un état de bourgeon ou de chenille. Au-delà de l’esthétique de la métaphore que d’aucuns pourraient violemment contester au regard de la situation du monde contemporain, c’est l’idée de cheminement chronologique et surtout d’aboutissement qu’il convient de retenir ici. L’Histoire du monde se serait déployée jusqu’à atteindre une forme de lit comme on le dit d’un fleuve. En amont, les vicissitudes montagnardes des ruisseaux, plus bas les tours et détours des rivières et enfin, encore plus en aval, le fleuve. Alors, certes, le fleuve peut être tumultueux, sauvage, en crue, mais au bout du compte le parcours des eaux qui l’alimentent s’achève là. C’est la fin.

(DVC Editions)

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