IMPRÉVISIBLE

Revisiter l'Esprit des Lumières

Tour à tour cadre dirigeant d'entreprise, grand reporter et documentariste de télévision, organisateur d'expéditions scientifiques et sportives extrêmes et guide de haute montagne, Yannick Vallençant se passionne pour les défis « himalayesques », pour les expériences loin des sentiers battus et pour l'aventure humaine et utile. À la tête de TOULAHO, il conseille les entreprises pour renouveler leurs stratégies et leurs pratiques face à la crise.

La crise globale oblige à la remise en question. Les certitudes d'hier, fussent-elles professées par des « experts », révèlent aujourd'hui leur part d'aveuglement. Selon Edgar Morin, la crise n'est pas seulement écologique, économique, financière et sociale : elle est d'abord intellectuelle ; il nous manque l'exercice d'une « pensée complexe » à la hauteur des défis qui se posent à nous. Albert Einstein professait quant à lui qu'il n'était pas possible de résoudre un problème en continuant de réfléchir de la même manière qu'on l'avait créé. Nourrir et revivifier le cerveau humain : telle serait donc en quelque sorte la première étape incontournable pour sortir de l'impasse.
Le retour de « l'Esprit des Lumières », source de bouleversements philosophiques, scientifiques et politiques sans précédents et de 3 siècles de progrès, est ainsi réclamé de longue date par de nombreux intellectuels. C'est qu'au delà de leurs divergences d'opinions, les penseurs « révolutionnaires » du 18ème Siècle partageaient une démarche et quelques grandes idées à même d'inspirer très utilement l'action des décideurs d'aujourd'hui.

1. Une société du savoir

De Diderot à Newton, de Lamarck à Bougainville en passant par Adam Smith, les Lumières ont abordé tous les territoires de la connaissance et édifié les piliers fondamentaux de la science moderne. Leurs découvertes et théories consignées dans des livres ou racontées dans les salons de la bonne société participaient de la diffusion d'un savoir vaste et objectif, censé libérer l'Homme et l'aider à accéder au bonheur.
La crise écologique met aujourd'hui en évidence l'étendue de notre ignorance scientifique et de notre déraison. C'est l'oubli des lois physiques et naturelles les plus élémentaires, couplé à une vision étriquée des enjeux (sectorielle et à court terme) qui ont conduit à des modèles économiques et industriels autodestructeurs. C'est ainsi, par exemple, parce qu'on n'en soupçonnait pas les effets sur la couche d'ozone que les bombes aérosol ont longtemps proliféré. Ou c'est faute d'avoir écouté les alertes scientifiques que les financiers s'égarèrent dans la bulle spéculative des biocarburants de 1ère génération, loin du nouvel eldorado espéré...
Aujourd'hui, la transition écologique est rendue inéluctable par l'épuisement des ressources traditionnelles et par la dégradation rapide de la biosphère. Un saut technologique majeur, comparable – voire supérieur – à ceux de la révolution du charbon et du pétrole est désormais nécessaire : il nous faut inventer de nouvelles sources d'énergie et les moteurs qui les feront fonctionner, mais aussi de nouveaux matériaux et matières écologiques, des processus de production à faible impact, ou encore une économie circulaire minimisant et recyclant ses déchets. De nouveaux produits, de nouveaux marchés et de nouveaux métiers vont émerger, poussés par une vague de fond qui va gagner en puissance. Une nouvelle forme de compétition s'engage entre les acteurs économiques et industriels. Pour y figurer en bonne place, il va falloir anticiper les évolutions, effectuer les bons choix stratégiques, innover radicalement, agir rapidement et avec clairvoyance. Cela impose plus que jamais de recourir à la science et au développement des savoirs dans les entreprises comme dans la société, afin que cette « révolution » s'effectue le plus naturellement, le plus efficacement et le plus pacifiquement possible.

2. L'exploration de la nature

Les Lumières considéraient que pour mieux s'affranchir des contraintes de la nature, l'Homme devait la connaître en profondeur. De Cook à Bougainville, ils lancèrent d'audacieuses expéditions scientifiques, sources de découvertes majeures autant que de prestige pour les monarques commanditaires. C'est dans cet esprit que Darwin partit 1 siècle plus tard ébaucher sa théorie de l'évolution sur les îlots arides des Galapagos.
Aujourd'hui, les nouveaux enjeux écologiques et scientifiques obligent à poursuivre l'exploration. Parmi ces millions d'espèces et d'écosystèmes méconnus résident sans doute des idées voire des solutions « clé en main » pour demain. Tel ce crocodile, qui sécrète ses propres antibiotiques et ouvre ainsi des perspectives médicales considérables. Ou cette bactérie, dénichée dans une simple mare du Michigan, capable de transformer en un temps record les déchets d'hydrocarbures en éthanol : voilà peut-être le principal producteur de carburant 100% écologique de demain !
Les gouvernements chinois ou indiens, et des multinationales de la santé, des cosmétiques, de l'industrie chimique ou agronomique ont déjà compris l'importance de ces enjeux et rivalisent désormais dans une course acharnée au brevetage du vivant.
Ces expéditions scientifiques pluridisciplinaires apparaissent donc plus utiles que jamais. Il y a urgence à étudier et à tenter de préserver ce qui peut l'être du patrimoine génétique planétaire, quand celui disparaîtrait désormais plus vite que lors de la dernière grande extinction des espèces (celle des dinosaures, il y a quelque 65 millions d'années) ! Et au-delà des enjeux de recherche fondamentale et d'intérêt général, ces aventures intelligentes permettent de tester des produits innovants en conditions extrêmes et offrent un potentiel de marketing et de communication large, original, très qualitatif et souvent peu coûteux au regard des campagnes classiques. Elles constituent donc un outil de développement résolument moderne pour les entreprises.

3. L'éclairage des élites

Puisqu'à l'époque on ne pouvait choisir ses dirigeants, les Lumières pensaient utile d'œuvrer à leur instruction : c'était l'idée du « despotisme éclairé ». Ils intervenaient ainsi régulièrement à la Cour, ou dans les salons de la bonne société aristocratique de leur siècle.
Les élites politiques et économiques ont aujourd'hui remplacé les monarques pour orienter la marche du monde ; elles sont donc en quelque sorte collectivement responsables de la situation actuelle. Car quoi de plus révélateur, voire inquiétant, que d'entendre par exemple un Président de la République en exercice révéler ignorer totalement la différence entre destruction de la couche d'ozone et effet de serre s'il est censé orienter l'avenir industriel et écologique de son pays... Il apparaît ainsi indispensable de mieux former les décideurs et leurs équipes aux sciences et à une vision syncrétique des enjeux économiques et industriels pour prendre les décisions les plus appropriées ; pour cela, il faut favoriser le décloisonnement et l'actualisation permanente des savoirs et des approches autant que la confrontation aux réalités concrètes du terrain. Ce peut être l'objet, par exemple, de la mise en place de formations professionnelles innovantes ou de l'organisation de séminaires « intelligents ».

4. L'humanisme

À travers leurs idées et leurs actions, les Lumières visaient à favoriser le bonheur humain – ce qui n'empêchera pas quelques erreurs de jugement voire le dévoiement ultérieur de certaines de leurs théories (Adam Smith, par exemple, refuserait sans doute aujourd'hui de servir de caution intellectuelle aux excès de l'ultralibéralisme).
Or aujourd'hui, l'accumulation de crises et de scandales écologiques, sanitaires ou financiers depuis quelque 30 ans a alimenté le discrédit – jusqu'à la détestation, parfois – des élites et des grandes entreprises : celles-ci se voient accusées collectivement de suivre la seule logique du profit « à tout prix », au mépris des aspirations ou même des besoins les plus élémentaires des peuples. Le désamour des salariés comme des étudiants pour le monde de l'entreprise, ou dans un autre registre la montée en flèche de l'extrémisme et du populisme en politique, en sont 2 conséquences directes.
Dans ce contexte, revaloriser l'image de l'entreprise est un enjeu central. Pour cela, elle doit désormais plus que jamais attester de son utilité sociale et placer résolument l'intérêt supérieur de l'Homme au cœur de son action.
L'entreprise doit ainsi agir en interne, vis-à-vis de ses employés : il s'agit là de traiter efficacement le risque psychosocial et la souffrance au travail, en améliorant le bien être et l'épanouissement des salariés dans leur environnement professionnel. Au-delà de la question morale, des études économiques ont en effet montré qu'il existe là, à travers quelques évolutions simples de management et d'organisation plus sensibles aux attentes et à la nature « humaine » des salariés, un gisement considérable de productivité et de valeur ajoutée.
L'entreprise doit aussi agir en externe, vis-à-vis des consommateurs et de la société tout entière : il s'agit de développer des stratégies de marketing et de communication d'autant plus crédibles et bien accueillies qu'elles seront responsables, sincères, authentiques ; il s'agit aussi – et avant tout – de les appuyer sur des produits et services qui apportent des bénéfices réels pour l'Homme et son écosystème.

5. L'engagement

Les Lumières mettaient leurs idées en pratique et s'engageaient dans l'action, quitte à prendre des risques. Cela coûta notamment à Voltaire l'emprisonnement puis l'exil.
Leur niveau de discrédit est tel que les entreprises et les décideurs d'aujourd'hui ne peuvent plus se contenter de postures consensuelles ou de discours lénifiants sur le développement durable et autre « Responsabilité Sociale et Environnementale » qui confinent trop souvent au greenwashing et à la tartuferie : électeurs ou consommateurs attendent d'eux des actes et des preuves. Il faut pour cela oser s'aventurer hors de ses frontières traditionnelles. Prendre le risque de la recherche, de l'expérimentation et de l'innovation. Recourir à de nouveaux matériaux, processus de production ou modes d'organisation plus écologiques. Humaniser profondément le cadre et les conditions de travail de ses salariés. Porter des projets ambitieux au service du savoir, de l'environnement, de la solidarité ou de tout autre objectif de transformation sociale et d'intérêt général.
Les entreprises capables de tout cela feront, demain, la course en tête.



Il existe aujourd'hui suffisamment de champs d'action, d'experts compétents, de partenaires potentiels et d'outils de financement pour refuser l'immobilisme et pour commencer de tracer des voies nouvelles. « Là où il y a une volonté, il y a un chemin », avancent les alpinistes et autres explorateurs de territoires extrêmes. Quant à Fernand Braudel, ne raconte-t-il pas dans sa Grammaire des Civilisations la formidable capacité de renouvellement des sociétés humaines s'il s'agit de se sauver des situations les plus critiques ? L'aventure des Lumières n'attend donc plus que d'être réinventée aujourd'hui.

Yannick Vallençant

Dirigeant de Toulaho
Membre de No-Logic Consulting
yannick.vallencant@toulaho.com

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